Je suis un chanceux terroriste

Je travaille depuis peu dans la plus grande société de services informatiques de France et d'Europe (entre autres). En ce lundi matin, fort guilleret que j'étais, j'arrive à mon bureau. Je m'installe tout à mon aise, prend un café comme d'habitude, me régale de l'innocente compagnie de mes vétustes collègues pendant la réunion du matin. Survient alors l'heure fatidique à laquelle il faut se mettre au boulot parce que sinon on a l'impression d'avoir rien fait de la journée. Je m'assied donc à mon poste, démarre mon PC, fais un petit tour sur Choualbox en écoutant distraitement et avec un grand intérêt simulé les missions qui me sont confiées pour la semaine.

Mon aisance est à son comble. Je me masturbe intérieurement d'une puissance phénoménale, et tout le monde n'y voit que du feu. J'ai dormi 3h cette nuit, donc je pète la forme, et pour un lundi matin, je me sens presque de bonne humeur.
Songeant allègrément à tout un tas de saloperies sexuelles et trash que je pourrais faire en retrouvant mon logis ce soir, c'est fort nonchalant que j'ouvre ma boîte mail pour voir si par hasard l'un ou l'autre fils de pute aurait envoyé un truc me concernant et dans lequel il serait indiqué que j'ai le droit de me branler la nouille un jour de plus.

Le cadre ayant été posé, c'est là que survient l'élément déclencheur de mon histoire. D'un geste absolument désintéressé, constatant que ma boîte mail déborde telle une SDP en plein gang-bang, je sélectionne l'intégralité de son contenu, sur toutes les périodes. Grand ménage ! Réflexe primaire du mec badass et sans regrets, je vide également la corbeille d'éléments supprimés.
Satisfait de la place ainsi gagnée, je commence à faire semblant de m'adonner à mes activités journalières.

Quand soudain, une vague de murmures ahuris et désemparés se fait entendre. Certains prennent de grandes inspirations de surprise, d'autres cliquent frénétiquement, gémissent en plein désarroi. Comme ça ressemble aux conditions habituelles de mon bureau, je ne m'inquiète pas vraiment. Puis, contre toute attente, voilà un nouveau mail de la part de la responsable du centre de services, envoyée massivement à tous les employés avec une importance maximale.

Objet : "QUI a supprimé les mails de la boîte générique?"

A cet instant, je ne réalise pas encore. C'est vrai que celui qui a fait ça est vraiment dans la merde et va très probablement se faire virer, hohoho, d'autant que c'est pas comme s'il s'agissait d'une boîte mail d'échange avec les clients pour le plus gros centre de services de la boîte, en jointure permanente avec des types haut placés d'une importante banque française que je n'ai pas le droit de citer mais qui est souvent abrégée en deux lettres du début de l'alphabet.
Panique totale, donc. Tous les mémos et les demandes client perdus, plus aucune pièce jointe confidentielle comme les nouveaux plan pour les années à venir ni d'éléments cruciaux tels que les requêtes de rachat internationales, les suivis de projets, les messages échangés contenant des préconisations de budget avec plus d'argent en jeu que les comptes en banque de tous les Chouals réunis...

Après avoir observé le malheur de quelques collègues accrochés au téléphone, suppliant leur correspondant d'être compréhensif en expliquant qu'un problème majeur est survenu, je commence à comprendre la portée de mon irréversible geste.
Dès lors, je ne dois pas laisser la panique m'envahir. Je sue fortement, comprenant que j'ai sans doute détruit une majeure partie du sytème d'économie français pour les mois à venir. Je débranche subrepticement mon ordinateur portable, et m'éclipse aussi vite que possible vers le bureau de maintenance pour savoir ce qu'il est possible de faire.

"Salut ! Il semblerait que j'ai comme un majeur problème."
- Mouais, t'es sûr que c'est important ? Parce qu'on est assez occupés là...
- Beh c'est assez crucial oui.
- Mais ya genre de l'argent en jeu ? Genre ça va pas faire foirer plusieurs projets quand même?
- J'ai juste supprimé tout le contenu des derniers mois sur la boîte mail partagée du centre de services **-Technologies quoi..."

Silence profond, nerveux. Ils me demandent si c'est une blague, commencent déjà à en sourire.
Bah non, c'est pas une blague. J'ai vraiment effacé et confirmé l'effacement de l'intégralité des mails échangés avec les patrons de la banque pour laquelle on travaille, avec les sous-traitants, les équipes de support et tout ce qui pouvait avoir une quelconque importance au sein des projets de l'entreprise toute entière.
Du coup, là, ils ne rigolent plus du tout. J'ai cru qu'ils avaient envie de s'enfuir.

On regarde le problème plus en détail. Pas moyen de trouver un dossier temporaire, pas moyen de backup depuis le serveur de l'entreprise.
Et là ils m'annoncent :
"Bon bah, envoie le plus vite possible un mail aux responsables du serveur d'échange mondial, c'est eux qui hébergent tout ça".
Un mail en anglais, une flopée de coups de téléphone avec des indiens et quelques sueurs froides plus tard, l'on me dit à l'oreillette que ma demande a été passée prioritaire et qu'on va s'en occuper au plus vite.

Je repars vers mon local, et croise la responsable du centre, citée plus haut. Elle est jeune, elle est vachement culbutable, mais elle est au bord des larmes et de la crise de nerfs, à défaut de celui de ma bite. Elle me dévisage d'un oeil brumeux et vacillant, et me dit d'une voix tremblante de mépris et de désespoir : "Tu veux quoi ? J'ai assez de problèmes comme ça ce matin..."
Je lui dis donc que c'est moi qui ait créé ce carnage, que c'est ma faute si les clients hurlent au téléphone que les codes ont disparu, que c'est à cause de ma connerie que tout le monde panique et que tout semble perdu à jamais, irréversible.
J'ai cru qu'elle allait me tuer. La brume de son regard s'est dissipée, elle m'a lorgné méchamment et m'a demandé des explications. Je me dépatouille un peu comme je peux, en disant que comme je voyais pas de sécurité ni rien, je pensais que les mails étaient enregistrés en local. Après un admirable spectacle de tétons tressautants de rage sous sa robe exquise, elle tourne ses talons, et se rend dans le bureau du manager du siège d'un pas rageur.

Sur ce, la pression descend un peu tandis que je retourne prendre place à mon bureau et que je rebranche mon poste, tout honteux de ma mésaventure et surtouit de mon incommensurable connerie.

Les indiens tardant à me contacter, je finis par réfléchir plus avant.

Je me dis que tout de même, c'est super con d'avoir une boîte commune que le premier fdp venu peut vider entièrement sans réfléchir. Pas de sécurité, rien du tout. Pour une entreprise telle que celle-ci, c'est à se poser des questions.
Je ris intérieurement et nerveusement en songeant à la fin de ma période d'essai, où je me verrais contraint de faire mes bagages et de rentrer vite fait pour m'abonner au /g/chômage...

Et puis me vient une idée encore plus bête que les précédentes. Et si, dans toute cette pagaille, la solution était juste sous mes yeux depuis le début?

Alors, dans un ultime soubresaut, j'ouvre mon navigateur, et je fais une recherche Google.

La première solution, donnée par Gisèle sur commentcamarche.net, est fortement susceptible de sauver ma vie ainsi que le cours de la finance internationale.


N'écoutant que mon courage, j'ouvre mon logiciel de messagerie, me rend dans le dossier "Eléments supprimés" que j'avais vidé plus tôt.
Comme dans un rêve, les gouttes de sueur chutant inexorablement en bullet time du haut de mon corps jusqu'en bas, je clique sur "Outils", puis "Récupérer les éléments supprimés".

Et là, l'extrême félicité. Après une vingtaine de minutes de chargement, ce sont des milliers de mails supprimés le matin même qui reviennent dans une fenêtre de restauration. Je sélectionne tout, restauration. Je déplace l'intégralité de ma corbeille dans la boîte aux lettres partagée. Le miracle s'accomplit. Au centre de la pagaille, tel un Messie, alors que les plus hautes instances du support de mailing professionnel au niveau international s'arrache les cheveux sur un problème de messages disparus, Gisèle a sauvé la mise, ainsi que mes fesses.

J'envoie un message instantané à la responsable, laquelle n'en croit pas ses yeux. Je vais faire part de ma glorieuse découverte au support maintenance, qui m'acclament parce que j'ai découvert la solution ultime.
Un indien me contacte au téléphone, me demandant à nouveau pardon pour l'invraisemblable irréversibilité du problème, qui d'après les plus éminents spécialistes constitue un cataclysme qui aura des conséquences pendant des années.
Lorsque je lui annonce que tout est résolu, que j'ai trouvé seul la solution, il hurle de joie, j'entend presque les petites notes étendues de piano qui sonnent à la happy end d'un bon feuilleton plein d'émotion. Les indiens chantent au téléphone, les chefs de projet pleurent de joie, la responsable pleure de stress et enfin, je décompresse. C'est extraordinaire.
Je me sens comme un terroriste qui finalement répare ses dégâts pour générer du bonheur à partir de rien, comme un manipulateur qui créé des ascenseurs émotionnels à ampleur mondiale. Avec un peu de chance, je ne serai pas viré, puisque je suis parvenu grâce à Gisèle à sauver tous les projets de mon centre.

Je suis abominablement chanceux.



TL;DR: J'ai supprimé la boîte mail partagée de tout mon centre de services, coupant toute communication et faisant disparaître tout ce qui avait été convenu pour les projets en partenariat avec une des plus grosses banques de France, et lorsque tout espoir semblait perdu, j'ai trouvé comment tout restaurer et sauver mon cul.