Au bout du rouleau, ou l'histoire d'un triste métier ...

Des gens, j'en vois tous les jours.
Des dizaines de dizaines. Des centaines, même, parfois.
Des têtes nouvelles. Des têtes connues. Par dizaine, chaque jour, que je vous dis.
Mais sur tout ce beau monde qui passe une fois, deux fois, parfois même trois fois par jour ...
J'vous le donne en mille, rares sont ceux qui m'apprécient à ma juste valeur.
C'est à peine si certains s'aperçoivent de ma présence, c'est vous dire !

Et pourtant, ma présence ... Ma présence, elle va un peu de soi. Les gens la tiennent pour acquise.
Ce n'est que lors que je suis absent qu'ils réalisent à quel point ils sont dans la merde.
A quel points leur monde se rétrécit soudainement, à quel point je leur suis vital.
Enfin, presque, on va dire. Vous savez, je ne suis pas aigri au point de leur en vouloir.
C'est la vie, que voulez-vous. Certains ont un job en or, le mien est un peu moins reluisant.

J'vais même vous dire : avec le temps, j'ai fini par m'intéresser à leur vie. A eux. A tous.
Il y a les pressés, qui ont à peine le temps de se poser pour réfléchir à leurs problèmes qu'ils sont déjà repartis à toutes berzingues ; les gênés, qui arrivent avec une montagne de boulot à me refiler et qui savent pertinemment ce qu'ils vont me faire subir, mais qui ont la décence d'en être un tant soit peu désolés ; les procrastineurs - mes préférés, ceux là - qui prennent le temps de prendre leur temps, ce ne sont pas forcément mes clients les plus pénibles, mais dans le fond, je dois admettre que j'aime bien les gens qui me tiennent compagnie.
Déformation professionnelle oblige, diront certains. Fétichisme malvenu, répondront d'autres.
Bah, qu'ils parlent, tous. En définitive, ça fait de l'animation et ça permet de tromper l'ennui.
Et de se faire une petite idée de l'état de la nature humaine, au passage - si elle tant est qu'une telle chose existe, remarquez.

Mais bon, j'ai beau essayer de voir le bon côté des choses, mon sort reste assez peu enviable.
En définitive, je passe ma journée à voir des trous du cul, les uns après les autres. Ils se servent de moi puis s'en vont, sans jeter le moindre regard en arrière. Pas de considération, pas de compassion, pas d'état d'âme.

Chaque jour qui passe, le boulot m'arrache un petit morceau de moi qui finit par disparaître, s'éteindre.
Je me sens las, vidé. Au bout du rouleau, comme ils disent. Le pire, c'est que je sais bien ce qui m'attend.
Oh oui, je ne le sais que trop bien. Avant, les gars comme moi, on prenait la peine de les recycler.
On essayait un minimum d'en faire autre chose, quoi. Mais les temps ont changés. Maintenant, c'est fini.
Une fois que le boulot t'a vidé de ta substance, c'est direction le caniveau. Pas de compassion, pas d'état d'âme.
Après ça, c'est le tourbillon classique. Tu te débats, tu essayes d'aller contre le courant, de garder la tête hors de l'eau ... En vain.

Et avant longtemps ... C'est l'abysse, le trou noir.

Ah ... Désolé pour ces propos bien amères.
J'ai beau essayer, faire de mon mieux, essuyer coup dur après coup dur ... La vie m'esquinte et laisse des traces.
Pour vous le dire franchement, c'est pas tout les jours que je vois la vie en rose.

Putain de mode du biodégradable.