Film à voir: Funny Games de Michael Haneke

Un homme se fait violemment bousculer dans une banque à la suite d’un malentendu. Il en sort précipitamment et s’enferme dans sa voiture, tourmenté par ce qu’il vient de se passer. Il reste ainsi quelques instants, les yeux plongés dans le vide avant de ressortir tout aussi hâtivement, l’air décidé, et se presse vers la banque. Il entre. Pistolet en main, il tire 12 fois sur la foule avant de se suicider quelques secondes plus tard. Et le sang coule. Longtemps. Lentement. Et nous spectateurs contemplons cette tâche écarlate se répandre en silence. La violence est là, sous nos yeux, nous la consommons et la digérons mais ne dirons rien. Cette scène des 71 Fragments d’une Chronologie du Hasard, film de Michael Haneke précédant Funny Games, m’a hanté. Elle s’est immiscée en moi et m’a travaillé durant une longue période après l’avoir visionnée. La violence semblait surgir comme un diable sortant de sa boite, c’était grotesque et pourtant fascinant. Seulement, avec du recul, l’atrocité n’émergeait pas de façon aussi inopinée. Elle n’était que l’expression plus franche d’une violence larvée présente dès le début du long-métrage. L’horreur est quotidienne ; la réciproque est d’autant plus exacte.

Cette violence ordinaire, comme Michael Haneke la conceptualise, a saturé nos vies pour finalement s’effacer devant nos yeux. Les médias, l’art, nos routines nous inondent d’atrocités telles que l’Homme n’est plus capable de les traiter correctement. Certains deviendront cyniques, d’autres individualistes et d’autres encore désabusés. Cependant, la violence nous hypnotise et nous fascine. Un phénomène bien connu illustre cela : lors d’un accident de la route il est fréquent que des automobilistes ralentissent ou s’arrêtent quelques instants pour pouvoir contempler les victimes, comme enivrés de la misère des autres. Côtoyer la mort stimule nos vies. La violence concentre notre intérêt. C’est pour cette raison que Funny Games éprouve notre rapport si unique à elle et nous plonge dans une problématique métaphysique qui nous dépasse mais ne manquera pas de nous remettre en question.


Le principe du long-métrage est simple : deux jeunes garçons investissent la maison d’un couple et de leur enfant. Tout d’abord polis puis rapidement irritants, les visiteurs s’avèrent vite plus inquiétant qu’ils ne semblaient être. Ils établissent alors un jeu et parient que la petite famille bourgeoise sans histoire sera morte avant le lever du soleil. Nous assisterons à cette nuit démente.
Le ‘’home invasion’’ est un genre éculé et surexploité, notamment durant les années 1990/2000 mais le cliché est ici tout à propos. En utilisant un concept qui stéréotype la violence gratuite, Michael Haneke amplifie son message et accroît sa portée en s’adressant directement à tous les consommateurs de ce type de long-métrages. Notre curiosité morbide est mise à mal et Michael Haneke nous manipule vicieusement en transformant notre voyeurisme peu assumé en complicité. Bien confortablement assis dans notre fauteuil, nous assistons à des meurtres perpétrés par des inconnus malicieux qui s’adressent à nous en brisant sans arrêt le quatrième mur. Celui-ci finira même d’être achevé durant une scène particulièrement cruelle, comble de l’aliénation : alors que l’un des bourreaux est abattu, l’autre s’empare d’une télécommande et rembobine littéralement l’action pour empêcher ce coup de feu d’être tiré, affectant ainsi concrètement la réalité du spectateur et privant la famille de tout espoir . Il s’agit sans doute là de l’approche la plus extrême du déterminisme tragique que le 7e art ait offerte. La maison n’est plus qu’un théâtre où les victimes comme marionnettes restent enfermées dans la fiction. Dès lors, elles pourront être torturées en toute impunité. En revanche, les deux clowns blancs tachés de sang accèdent à une réalité bien supérieure, et nous rapprochent inévitablement d’eux plutôt que de leurs proies. Ils deviennent archétypaux et transcendent leur rôle de personnage. Alors pourquoi continue-t-on d’assister au massacre ? Pourquoi ne quittons pas des yeux cette œuvre qui soudain impose un rapport beaucoup trop ambigu avec ses spectateurs ? C’est la question que pose Haneke. « La scène idéale serait celle qui forcerait le spectateur à détourner le regard ». Crier à l’honteuse abjection lorsque le générique de fin démarre devient hypocrite car ce sont nos propres turpitudes qui ont maintenu nos yeux rivés à l’écran. Une fois le long-métrage terminé, nous avons définitivement consommé et par conséquent cautionné toute l’horreur décrite, la seule alternative étant de ne pas achever le visionnage.


« Je fais du spectateur le complice du tueur pour ensuite lui reprocher cette position. Je voulais montrer comme l’on se trouve toujours complices lorsque l’on regarde des films qui présentent la violence comme acceptable ».


Funny Games trouble aussi par ses contrastes absurdes. Ce long-métrage arbore sans arrêt deux visages qui cohabitent mais jamais ne se mêlent : celui des tueurs et celui de la famille. Les acteurs n’évoluent pas dans le même genre : alors que la famille exprime une tragédie violente et pathétique, les deux jeunes jouent une comédie cynique et malicieuse. Dès la scène d’introduction, nous savons qu’un contraste brutal existera par l’opposition du chant calme du ténor Beniamino Gigli aux beuglements punks de Naked City. Ces deux mondes ne sont pas égalitaires, ils n’obéissent pas aux mêmes règles. Ils se confrontent mais ne communiqueront jamais.

La mise en scène est exceptionnelle. Nous retrouverons les longs plan-séquences chers au réalisateur, donnant au temps une pesanteur rapidement difficile à supporter. Le cadrage est soigné, parfois même référencé et chargé d’une froideur stérile chirurgicale -comme cette tenue de golf blanche immaculée portée par les deux meurtriers, qui n’est pas sans rappeler le costume des droogies d’Orange Mécanique-. La maîtrise du hors champ est particulièrement impactante. Lorsque l’enfant se fera abattre d’un coup de fusil, la caméra accompagnera l’un des tueurs préparer un sandwich dans la cuisine, comme un dernier sarcasme que la mort indiffère. Nous n’entendrons que la décharge suivie des sanglots des parents. Pourtant, une image reste imprimée dans nos têtes : cette scène à laquelle nous n’assistons pas nous heurte si brutalement qu’elle finit par nous tromper.
Michael Haneke fait de Funny Games une œuvre à portée introspective qui implique le spectateur, le manipule pour finalement le mettre en garde. Applaudir ce film revient à faire aveu de connivence avec la violence consommable. Celle-ci nous habite et nous fascine malgré nous, Haneke offre alors le choix de l’accepter ou la rejeter. En serez-vous complice ou la condamnerez-vous ?


« Ich kann mir kein Verbrechen vorstellen, das nicht auch ich hätte begehen können – Je ne peux imaginer un crime que je n’aurais moi-même pas pu commettre » Goethe (à Eckermann).

Note: il existe deux versions du film presque similaires, tapez dans celle que vous souhaitez même si j'avoue particulièrement apprécier le jeu de Michael Pitt dans la version US.

TL;DR: un excellent film traitant du rapport du spectateur à la violence consommable

Film à voir: Funny Games de Michael Haneke
Poster un commentaire
CaptainWaffle

Haneke, c'est un gros con.

TheMask
TheMask
6 ans

Un de mes films préféré.

Faites vous une faveur ne regarder surtout pas la version US avant. Ni même après d'ailleurs. Le remake, même s'il est fait également pas Haneke, n'a selon moi aucun intérêt.

Tetro
Tetro
6 ans

Aucun intérêt je ne sais pas, disons que ces deux films sont identiques, seul le jeu des acteurs changent et je crois pas que la version US ait à jalouser la version allemande. Les films sont quasiment calqués l'un sur l'autre...

Japhet
Japhet
6 ans

j'ai vu la version US est j'avoue que je crois que le combo réal de Haneke + jeu d'acteur de Tim Roth... ça m'a pas paru concluant.

anonyme
anonyme
6 ans

Il y a pas le clin d'oeil dans la version US...

Verox
Verox
6 ans

La version US serait sorti en premier et ce serait l'autre version qui serait boudé. Perso, j'ai une préférence pour la version US, peut-être parce que c'est celle que j'ai vu en premier. Ou alors c'est l'effet Naomi Watts ?
Ma scène préféré : Le moment où on entend la balle de golfe rouler par terre.

Shoop
ShoopAction
6 ans

Est-ce mal de dire que j'ai préféré la version US ? Michael Pitt m'a beaucoup plus dérangé durant le film que Arno Frisch.

LeTenia
LeTeniaHorreur
6 ans

<3

JRFP
JRFP
6 ans

Super post.
Question : c'est quoi l'intérêt à part l'argent de re-faire le meme film ? Surtout pour un grand réal ? J'ai jamais compris.

Tetro
Tetro
6 ans

Pour celui-ci je ne sais pas vraiment, à part augmenter la portée de son message aux Etats-Unis qui concentrent un public concerné par le film, aucune idée.

Aspi
Aspi
6 ans

Apportez une nouvelle perception de la chose. Pourquoi on adapte des tableaux en livres ou vice versa ?
Typiquement en école de cinéma, il y a un exercice où on te donne les mêmes images et tu monter un film avec. Le film n'a rien avoir par rapport au autre étudiant.

Tetro
Tetro
6 ans

Pour le coup ce n'est pas vraiment le cas pour Funny Games puisque la version US est une copie plan par plan de la version allemande. Connaissant le bonhomme, Haneke a certainement une idée derrière la tête pour avoir fait ça, un autre concept que simplement ouvrir son long-métrage à un public qui ne consomme que des films bien de chez eux... Si quelqu'un sait, je suis curieux.

Aspi
Aspi
6 ans

Si c'est du plan par plan, tu viens de répondre à ta propre question. Toucher le plus grand nombre de spectateur. Je suis moi même érudit et je pense que je serai passé à coté de ce film. Il y a rien de plus frustrant pour un artiste que son œuvre soit ignoré.


En tous cas, c'est marrant que tu répondes maintenant. Je regardais tes box cinéma si tu as un profil senscritique ou vodkaster, je suis preneur.

Tetro
Tetro
6 ans

Non non je n'ai rien de tout ça même si j'adore senscritique, mais je ne prendrais pas le temps d'écrire assez régulièrement de reviews même si ça me plairait bien...

KnaKlva
KnaKlva
6 ans

Je me la mets dans mon carnet de citations celle-là. Beau spécimen !
"Je suis moi même érudit". Aspi - 12/01/2018.

MyName
MyNameThriller
6 ans

Il est génial d'un point de vue de la violence entre ce qui.est soutenable et insoutenable.
Un de mes favoris.

PrinceMychkine

Si ce sujet t'intéresse il y a the Killer inside me qui pousse le sujet encore plus loin.

MyName
MyNameThriller
6 ans

merci.

MarkVanRommel

J'ai perdu quelques amis le jour oú j ai passé ce film- de force- et que la scene de la telecommande est passée...

Kuroko_Tetsuya

Tellement merci j'ai trop kiffé même si j'ai un peu honte de le dire (preuve que le film a fait son taffe), y a quoi dans le même genre ?

Tetro
Tetro
6 ans

Ca dépend de ce que tu as apprécié dans le film. Je ne crois pas qu'il y ait de films vraiment similaires à Funny Games, Haneke a un style bien à lui (même si ce film est celui qui s'éloigne le plus de ce qu'il a l'habitude de faire). Si c'est l'aspect home invasion, il y a les classiques Straw Dogs de Sam Peckinpah ou le premier tiers de A Clockwork Orange de Kubrick (même s'il n'a rien à voir avec Funny Games si tu ne l'as pas vu, il est incontournable). Puis sinon en home invasion particulièrement dérangeant mais encore une fois très éloigné de Funny Games, il y a Angst de Kargl. Et sinon en renouvellement du home invasion en tant que métaphore filée il y a le génial Mother! de Darren Aronofsky. Ca dépend de ce qui t'a plu dans le film finalement!

Kuroko_Tetsuya

Je pense que ce qui m'a plu c'est le côté psychopathe comme dans Orange Mécanique ou The Devil's Reject, les mecs sont des pourritures extrêmes mais je m'attache tellement à ce genre de personnages... le home invasion reste cool mais moi c'que j'préfère c'est les méchants !
Je fonce regarder Angst ça me fera le 5ème film de la "nuit"...

PrinceMychkine

Regarde the Killer inside me si tu arrives à t'attacher au protagoniste, bravo tu es taré

zebrotron3000

Je l'ai vu et j'ai trouvé que c'etait un film pseudo punk creux. C'est pas mauvais au niveau technique, mais les persos sont pas interessants, l'histoire est pas folle, pas de fond...
Ya du sang quoi, mais pour moi ca suffit pas a faire un film.
Toute cette histoire du rapport du spectateur a la violence existe dans irreversible, qui -bien que je n'apprecie pas non plus ce film- traite beaucoup mieux le sujet.

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